Mon bras tressaute. Un spasme. J’étais en train de m’endormir. A moitié.

Ma jambe frémit aussi, à son tour. Je dois être dans cet état entre veille et sommeil. J’espère que ça ne va pas trop durer, ni m’empêcher de bien me reposer.

Nouvelle secousse. Cette fois, c’est tout mon corps qui se contracte. Comme si une force invisible le contrôlait, un courant électrique extérieur directement branché sur tous mes muscles, sur tous mes nerfs.

J’essaie de fermer les yeux pour me forcer à me rendormir, mais ils se rouvrent immédiatement.

J’essaie de me tourner sur le ventre pour mieux m’enfouir la tête dans l’oreiller, mais mon corps ne me répond pas.

Et alors que je voudrais tout faire pour replonger dans le sommeil, mon corps, lui, décide de se redresser. En position assise, d’abord. Puis il pivote lentement sur lui-même. Laisse tomber ses jambes sur le côté du lit. Pose les pieds par terre, prend appui dessus. Pose les mains sur le matelas pour donner une impulsion. Se met debout. L’équilibre est précaire, comme si ce corps découvrait pour la première fois la position verticale. Comme s’il devait apprendre pour la première fois à se tenir debout seul, à marcher.

D’un geste gauche, il lève la jambe droite pour faire un premier pas en avant. La coordination n’est pas encore parfaite, et le corps manque de basculer en arrière. L’équilibre revient. Au tour de la jambe gauche d’avancer, de manière à peine plus naturelle. Je sens ce corps, mon corps, se mouvoir comme une marionnette. Comme si des ficelles tiraient sur chacun de mes membres pour les mettre en mouvement. Et, pas après pas, à mesure que mon lit s’éloigne derrière moi, à mesure que mon corps s’écarte de toute possibilité d’un rapide retour au sommeil, je finis par me laisser guider et par marcher avec lui.

C’est ainsi qu’ensemble, mon corps et moi sortons de notre chambre. C’est ainsi qu’en passant la porte, nous nous retrouvons nez à nez avec une centaine de pantins en bois. Une centaine de marionnettes inanimées.

Soudain, d’un commun mouvement, toutes ces marionnettes lèvent la tête vers moi, et me révèlent une centaine de visages aussi identiques qu’inexpressifs. Dans un deuxième mouvement, leurs bras droits se lèvent, en diagonale, mains tendues vers l’avant. Dans un troisième mouvement, les têtes se tournent, pour faire face à un gigantesque écran diffusant une publicité pour un poêle à bois. Enfin, dans un ultime mouvement, tous ces pantins de bois se lèvent et se mettent à marcher, puis, sans baisser leurs bras, traversent la surface de l’écran pour aller se jeter dans l’âtre du poêle où ils brûlent tous.

Un cauchemar. Je dois être en train de faire un cauchemar. Je ne veux pas terminer comme eux. Je ne peux pas. Je vais plutôt retourner dans mon lit, me recoucher, me rendormir, et me réveiller pour me tirer de ce mauvais rêve.

Mais c’est sans compter sur mon corps, qui ne me répond toujours pas et s’écroule à terre.

Je vois alors une immense main s’approcher de mon visage, une main de la taille d’une grosse voiture, tenant un couteau tout aussi démesuré, et dont les luisants éclats de la lame me laissent deviner qu’elle est particulièrement bien aiguisée. J’ai peur, mais je suis incapable de bouger pour l’éviter. Le couteau s’approche de ma bouche, inéluctablement, et je ne peux rien faire pour l’éviter. Je sens la lame pénétrer dans la chair de mes joues. Sans qu’elle ne provoque la moindre douleur, elle suit le contour de mes lèvres dans un sens, puis dans l’autre, elle coupe, elle gratte, comme s’il ne s’agissait que de graver une bouche sur le visage des vulgaires poupées de bois de tout à l’heure, d’y sculpter un sourire.

La main repose le couteau. Je la sens planer au-dessus de moi. Que va-t-il se passer à présent ?

Mon corps se remet debout. Il se lève. Je me lève. Sors de la maison. Le soleil m’éblouit. Il fait un temps magnifique. Les arbres sont en fleurs, ça sent le printemps, on entend les oiseaux chanter. Mon visage me démange. Je ressens des picotements tout autour de la bouche, de ce nouveau sourire que la main m’a imposé. Alors que j’essaie vainement de lever la main pour me gratter, je croise une femme. Magnifique. Elle me sourit. M’adresse un clin d’œil, puis la parole.

« J’aime beaucoup votre sourire. Marions-nous. Faisons trois enfants. Deux filles et un garçon. Et nous aurons une grande maison à la campagne avec un chien et des chevaux. D’accord ? »

La proposition me prend de court. Qu’est-ce que ça cache ? Je voudrais y réfléchir, apprendre à connaître cette femme, savoir qui elle est, d’où elle vient, comprendre ce qu’elle attend de moi, de nous, pourquoi elle est si pressée, mais mes lèvres se mettent en mouvement d’elles-mêmes, ma langue remue dans ma bouche, mes cordes vocales entrent seules en vibration sous l’expiration d’un air qui s’expulse de mes poumons, et j’entends ma voix répondre « Bien sûr, avec plaisir ». J’ai beau sentir que c’est mon corps qui vient de répondre, ce n’est pas moi, pas ma volonté propre, c’est cette force qui s’est emparée de moi et a donné son accord malgré mon hésitation.

Mais voilà que la femme s’approche de moi et commence à m’embrasser. C’est tendre, doux et frais comme des draps de satin sur une couette fraîchement lavée. Divin. J’ai peut-être bien fait d’accepter.

Je sens alors quelque chose qui tire sur mon pantalon. Je me retourne. Une petite fille. Un an, peut-être deux. Elle lève les yeux vers moi. Dit « Papa ! ». Eclate de rire, d’un rire d’enfant, plein de bonheur. Non, elle doit plutôt avoir trois ans. Cinq. Dix. Elle grandit à vue d’œil. Tend la main vers une autre fille, à peine plus jeune qu’elle, qui elle-même tient la main d’un jeune garçon de trois ou quatre ans, qui lui ne porte qu’un nounours sous son bras libre. Et tous les trois m’entourent, me serrent tendrement dans leurs bras, me noient sous un déluge de câlins débordant d’amour, pendant que la femme de tout à l’heure, ma femme, leur mère, me regarde amoureusement en me caressant la joue. Alors c’est ça, l’amour ?

Nous nous mettons tous les cinq en marche. En quelques pas, nous nous retrouvons à la campagne. Chez nous. Une grande maison, avec un grand jardin. Entourée de plein d’autres maisons, avec des grands jardins. Tous semblables.

Un chien vient m’accueillir, me sauter dessus, me lécher le visage. Puis deux chevaux font de même. Puis tout un tas de pantins souriants, les uns après les autres. Une fois que tout ce beau monde a fini de me faire la fête, nous rentrons dans la maison, où nous nous installons sur un confortable canapé, face à une télé qui diffuse un spot publicitaire pour une marque de maquillage, où une femme arborant le même sourire que tous mes pantins de voisins déclame ses slogans avec grande joie.

« Quel bonheur de se sentir entouré de gens qui nous ressemblent ! Quel confort, quelle paix, de se sentir tous appartenir à une même grande famille ! Avec les maquillages Identik, vous ne vous sentirez plus jamais dévisagés ou mis à l’écart à cause de vos vilaines différences ! »

Je voudrais zapper vers une autre chaîne, un autre programme, mais je ne vois pas de télécommande. Je voudrais me lever pour aller éteindre la télé, la débrancher s’il le faut, mais encore une fois, mon corps reste figé, insensible à mes tentatives de le déplacer moi-même.

Je me résigne alors à regarder la même publicité tourner en boucle, tandis que mes trois enfants courent dans tous les sens autour du canapé.

« Papa, on a faim, les placards sont vides ! Va faire les courses ! Achète nous des bonbons ! »

Je n’avais pas encore réalisé qu’avoir une famille apportait, en plus du bonheur, son lot de contraintes. Et avec mon compte en banque vide, comment puis-je faire pour subvenir aux besoins de tous ?

Sur cette pensée, la femme et les enfants disparaissent, et l’écran s’efface pour laisser place à une dizaine de personnes, en costumes et tailleurs. Des membres d’un jury. L’un d’entre eux se lève, s’adresse à moi.

« Votre sourire ne suffira pas à vous faire embaucher. Nous recherchons des candidats qui sortent vraiment du lot, qui sont capables de se démarquer pour innover. »

Déjà que je ne comprends pas ce que je fais face à ce jury, si en plus on ne veut pas de moi, inutile de m’attarder. Maintenant que j’ai une famille, je vais plutôt essayer de chercher où ils viennent de partir pour aller les y retrouver.

J’essaie de me lever, mais mon corps est toujours aussi sourd à mes sollicitations. Et à nouveau, la main géante s’approche de moi. Dans sa paume, un bleu de travail, avec une étiquette mentionnant « sur mesure, éthique et responsable ». La main m’enfile ce nouveau vêtement, disparaît, puis revient en tenant un bras articulé qu’elle me greffe de force dans le flanc, juste sous les côtes. Je ressens une pression, une vague de chaleur à l’endroit où le bras a été posé, puis je le vois s’animer, lever sa main, faire un doigt d’honneur au jury.

« C’est bon, vous êtes embauché ! Tenez, voici votre premier salaire. »

Après avoir serré, avec mon nouveau bras, la main de l’homme qui semble être le président du jury, et après saisi la valise pleine de liasses de billets  qu’il me tend, je me retrouve chez moi, face à ma femme et mes enfants. J’écarte mes trois bras pour les inviter à venir me faire un câlin, mais ils se mettent tous les quatre à hurler de peur et partent en courant.

Je sors de la maison pour les rattraper, les rassurer, leur expliquer que même avec mes nouveaux vêtements et mon nouveau bras, c’est toujours moi, je suis la même personne, j’ai envie de leur dire que ma différence ne me rend pas moins semblable à eux, que l’étrangeté de ma physionomie ne fait pas de moi un étranger, mais plus je m’approche d’eux, plus ils crient, plus ils s’échappent, et plus mes mouvements sont lourds, maladroits, lents, difficiles. Je parviens quand même à les suivre, et cette ridicule course poursuite nous conduit jusque sur la place centrale du village, qui ressemble à s’y méprendre à celle du village de mon enfance, où tous les habitants sont réunis et me font face. Mais ce ne sont plus des pantins de bois. Cette fois-ci, ils ont les visages de tous les gens que j’ai connus, des amis d’enfance, des collègues, des ex, des vagues connaissances, et tous ont un gros galet rond dans leur main et un air menaçant dans leurs yeux semblant annoncer une lapidation imminente.

Je tente de lever les bras pour leur faire signe d’arrêter, ou au pire pour me protéger le visage, mais mes bras semblent peser une tonne chacun et refusent de bouger, encore ce problème de mon corps figé, pourquoi maintenant, au plus mauvais moment, alors que leurs bras à eux sont tous en train de se lever, galet à la main, prêts à lancer.

Heureusement, la main géante refait son apparition. Serait-ce mon ange gardien ? Un dieu à la fois guide et protecteur ?

Non. Sitôt apparue, elle retombe lourdement sur le sol, entre la foule et moi. Le destin m’aurait-il abandonné ?

Peut-être pas. La main se met à creuser le sol, en soulevant un épais nuage de poussière. Elle déterre ce qui ressemble à une grosse tablette en pierre, un vestige archéologique. La poussière se dissipe. J’aperçois une gravure sur la pierre. A l’instant où je remarque qu’il s’agit d’une représentation d’un homme à trois bras, la foule s’agenouille devant moi, en position de prière.

Je cherche à leur faire signe de se relever, à leur expliquer qu’il n’y a pas de raison qu’ils changent de comportement vis-à-vis de moi, mais mes bras sont toujours aussi lourds et aucun son ne sort de ma bouche. Si seulement je pouvais bouger et parler, je lèverais au moins la tête vers le ciel pour demander à la main de venir m’aider, de me redonner le contrôle, ou au moins de faire ce qu’il faut.

Sur cette pensée, j’entends un grand boum face à moi. A l’endroit où la main avait déterré la tablette, un gigantesque livre vient de tomber du ciel.

« Le Manuel du Bonheur ». Il y aurait une recette, qu’il suffisait de demander ?

Néanmoins, le livre ne m’est pas d’une grande utilité si son poids et ma propre immobilité m’empêchent de m’en saisir pour en tourner les pages.

Le vent se lève alors, et ouvre le livre sur une première page. J’y découvre des représentations d’une marionnette à mon effigie, avec des séries de mouvements à combiner pour obtenir différentes postures. Quelques gros titres structurent le contenu de la page.

Comment remplir les besoins primaires ; 1/ Se déplacer ; 2/ Manger ; 3/ Dormir ; 4/

Je n’ai pas le temps d’observer plus en détail, qu’un nouveau coup de vent tourne quelques pages, et me révèle un contenu du même acabit qu’à la page précédente. A première vue, seuls les titres ont l’air différent.

Comment répondre aux besoins d’estime ; 1/ Se sentir utile ; 2/ Trouver du travail ; 3/ Y trouver du sens ; 4/

Nouveau coup de vent. Je n’ai toujours pas eu le temps de réellement comprendre le contenu de cette méthode, et une nouvelle page s’offre déjà à moi, avec ses nouveaux titres, et l’image d’une marionnette compressée dans un moule en forme d’étoile.

Comment répondre aux besoins d’appartenance ; 1/ Tomber amoureux ; 2/ Fonder une famille ; 3/ S’identifier à un groupe, se fondre dans une masse ; 4/

Le vent change encore de page, dévoile de nouveaux titres, l’image d’une marionnette noire entourée de pantins blancs encagoulés. Je n’ai toujours pas pu saisir le moindre sens de ce que j’ai vu.

Comment répondre aux besoins d’accomplissement ; 1/ Se révéler ; 2/ Sortir de la masse ; 3/ Se différencier ; 4/ Communiquer sa différence ; 5/

Toujours le vent. Qui ouvre la méthode sur sa dernière page. Une marionnette couchée, les yeux fermés. Et un titre, en gros.

Et à la fin tu meurs.

D’un coup, tout devient noir.

Je me réveille, en sursaut.

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